extrait n°3
DECONSTRUIRE DIT-ELLE
Pour asphyxier l’ouvrier, on
a détruit l’industrie, comme on assèche un
étang pour
faire mourir le poisson : les parcs de Mickey ont remplacé les vieilles usines, les grandes concentrations prolétariennes ont
été délocalisées dans des contrées où le
travail s'apparente à
l'esclavage, ou dispersées
par la sous-traitance. Et la France s’est métamorphosée en économie de service et de divertissement, où les qualifications sont
réduites en confettis de compétences, où la moitié
des salariés sont occupés
à distraire,
soigner, ou surveiller
l’autre moitié, où ils ne produisent plus rien dont ils puissent éprouver quelque fierté,
ce qui n'est pas sans incidence sur l’estime
qu’ils se portent, sur les desseins qu’ils s’autorisent
de concevoir ; où ils doivent
abandonner leurs préten-tions
séculaires, fondées sur un orgueil professionnel exacerbé; où les cor-vées auxquelles ils sont assignés n’ayant aucune
utilité avérée, l’idée même de collectivisation commence à revêtir un aspect irréel ; où les adolescents ignorent avec superbe ce à quoi peuvent
bien s’escrimer leurs
deux parents pour leur payer des tablettes tactiles ;
où les énergies potentiellement libérées par les gains
de productivité et par l’automation sont neutralisées par les trajets
interminables et les distractions imbéciles, suffisant à conjurer la menace fugitive de voir poser par les travailleurs la question d’un autre emploi de la vie, où la pharmacie
, la gestion des déchets
et le commerce des ressources biologiques sont la source des anticipations de profit les plus juteuses
; où les entreprises sont devenues des espaces ouverts et fluides, intégrant des chaînes de valeur mondiales ; où les technologies de l'information et de la communication renforcent leur emprise, provoquant fatalement l’atrophie de certaines fonctions du cerveau. Une atrophie
qui aggrave à son tour l'addiction à ces techniques, les différents
traits de cette involution se nourrissant mutuellement, au risque de voir s'inverser le processus
qui d'homo erectus nous a conduits
jusqu'à sapiens
en presque deux millions d'années.