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03 décembre 2021



extrait n° 1

LES PIERRES À FEU

Je suis né avec la première bombe à Hydrogène, deux ans après la fin du plan Marshall, dans un monde où la puissance pratique de cette société, détachée d'elle-même, s'est édifiée en un empire indépendant ; où toutes les forces sociales du travail se présentent comme forces productives du capital – comme Marx l'avait prévu –, se dressant face aux travailleurs comme une réalité étrangère et hostile ; où  le capitalisme a élargi la sphère du salariat, intégrant dans son cycle la reproduction de la classe ouvrière et l’ensemble des conditions de sa mise en œuvre ; où les grandes compagnies qui ran-çonnent la planète sont bien placées pour profiter de tout, de la guerre, de la paix, des catastrophes naturelles et de leur réparation. Mais où l'économie criminelle n'a pas encore fusionné avec l’économie réelle.
      Un monde où les scientifiques bénéficient d'une reconnaissance presque unanime, pour leur contribution à l'éradication des maladies les plus meur-trières et à l'amélioration des conditions de la vie, où l’industrie reste un domaine secret, fermé sur lui-même, ignorant le management et la commu-nication, où les patrons ne sont pas devenus des chefs d’entreprise, où l’or-dinateur n’a pas remplacé la machine comptable, où les hommes n’assistent pas à l’accouchement, et où ils se réservent tous les emplois dans les fon-deries, dans les mines, sur les chantiers du bâtiment et sur les bateaux de pêche en haute mer ; où l'on ne parle pas de la qualité de la vie ni des droits de l'enfant, mais où les relations entre les sexes ne sont pas toujours sordides, comme on voudrait nous en convaincre maintenant ; où ce ne sont pas l'indignation, l'équité générationnelle, le principe de précaution ni la justice alimentaire qui mettent la jeunesse sur le pavé, sous le regard ému de leurs parents, mais l'appareil romantique du messianisme prolétarien, l’ivresse de se perdre dans des villes inconnues, ou l’amour fou. Et comme autant de certitudes perduraient les saisons, la distribution des prix, les colchiques, les pierres à feu, et les grandes vacances.

J’ai donc connu le règne triomphal des arts ménagers et de la famille nucléaire, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, le rideau de fer, les jeunes cadres, l’aménagement du territoire, et l’avènement d’un nouveau pouvoir, exigeant des hommes dépourvus de liens avec le passé. Dans ce nouveau pouvoir, dans son ardeur cosmique à aller jusqu’au bout du développement, Pasolini avait reconnu une mutation des vieilles couches dirigeantes. Et c’est au péril de sa vie qu’il esquissait les grands traits d’un véritable bouleversement anthropologique, à travers lequel les sociétés occidentales allaient rompre définitivement avec la civilisation paysanne dont elles étaient issues.

Les contremaîtres font régner l’ordre en ce temps-là, sur les chaînes, dans les ateliers et dans les bureaux, les vieux se plaignent en permanence qu’on leur manque de respect, sans s’interroger sur les causes d’une telle infortune, l’avortement s’exécute de façon barbare, les homosexuels se cachent, et une assistante sociale était licenciée parce qu’elle vivait en concubinage. Mais il n’y a pas de Front de Seine, de mobilier urbain, d’infrastructures paysagères ni de voies sur berge ; et les filles que nous côtoyions nous inspiraient des sentiments exaltés, parce qu’elles ne cherchaient à ressembler ni à des putes, ni à des femmes mûres, parce qu’un abîme nous en éloignait, parce qu’elles étaient gênées en présence des garçons, de même que nous étions gênés en leur présence. Et j’ai beau fouiller dans ma mémoire, dans les fictions ou dans les documentaires, je ne trouve nulle part cette morgue, cet air de suffisance auquel j’ai dû m’habituer depuis lors ; ni ce genre d’enfants que je rencontre à tous les coins de rue par les temps qui courent, arrogants comme des parvenus, ni ces petits couples qui me font penser à des PME ou à des associations mafieuses, envers lesquels je ne peux me départir d’une sourde animosité.

[…]

Accablé par avance de devoir assumer un quelconque héritage, affreusement mal à l’aise avec les modes élémentaires de la sociabilité et du voisinage qui composaient la trame encore vivante de la vie quotidienne à cette époque, et avec n’importe quel lien de réciprocité, disposé à l’exercice de cette désobéissance rhétorique – créée et manœuvrée par le pouvoir comme lui étant contradictoire, et surtout comme garante de modernité –, j’adoptai sans recul critique l’ensemble de ces demi-vérités que l’histoire s’apprêtait à métamorphoser en autant de mensonges, qui constituent le fonds commun de la protestation existentielle. Et à l’intérieur du schéma puisé dans l’ordre social de mes aïeux, j’ajoutai un surcroît de conformisme, celui de la révolte et de l’insoumission. J’avais pris parti, pour la femme, l’Orient, la folie, contre l’homme, l’Europe et la normalité, pour la nuit contre le jour, la nature contre les êtres humains, les sentiments contre la raison, les songes contre la réalité. J’allais sur mes quinze ans, à la fin d’une décennie où l’on déplorait volontiers l’embourgeoisement de la classe ouvrière, et on s’acheminait vers la plus grande grève générale ayant jamais paralysé l’économie d’un pays industriel développé. Je l’apprendrai bientôt à mes dépens, c’était aussi la fin de l’âge où les révolutions évoluaient librement suivant leurs propres lois, selon la formule étonnante de Franz Borkenau.

  Passant mal intentionné, passe ton chemin !     PARU EN JUIN 2022  AUX ÉDITIONS DE L'ALL É E DES BRUMES : « UNE MERVEI...